
Dans le paysage juridique français, l’action populaire représente un mécanisme permettant à tout citoyen d’agir en justice pour défendre un intérêt collectif, sans nécessairement justifier d’un préjudice personnel. Pourtant, contrairement à certains systèmes juridiques étrangers qui l’accueillent favorablement, la France maintient une position restrictive à son égard, la considérant généralement comme irrecevable. Cette réticence s’ancre dans des principes fondamentaux de notre droit processuel, notamment l’exigence d’un intérêt à agir personnel et direct. Face aux évolutions sociétales et aux nouveaux défis juridiques, cette position traditionnelle suscite des débats croissants sur la nécessité d’adapter notre système judiciaire aux enjeux collectifs contemporains.
Les fondements juridiques de l’irrecevabilité de l’action populaire en droit français
La jurisprudence française a constamment réaffirmé le principe selon lequel « pas d’intérêt, pas d’action ». Cette maxime, codifiée à l’article 31 du Code de procédure civile, constitue le socle du rejet de l’action populaire dans notre système juridique. En effet, ce texte dispose que « l’action est ouverte à tous ceux qui ont un intérêt légitime au succès ou au rejet d’une prétention ». La Cour de cassation interprète strictement cette disposition en exigeant que cet intérêt soit personnel, direct et actuel.
Cette position s’explique par plusieurs considérations fondamentales. D’abord, le système judiciaire français s’est historiquement construit autour de la protection des droits subjectifs individuels. La tradition juridique nationale, héritière du droit romain, conçoit principalement le procès comme un moyen de résolution des conflits interindividuels, et non comme un instrument de régulation sociale générale.
En outre, la séparation des pouvoirs, principe cardinal de notre organisation constitutionnelle, conduit à considérer que la défense des intérêts généraux relève prioritairement de l’action du législateur et du pouvoir exécutif, et non du pouvoir judiciaire. Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel dans plusieurs décisions, notamment celle du 27 juillet 1982, la sauvegarde de l’intérêt général appartient au législateur et aux autorités administratives.
Sur le plan pratique, l’irrecevabilité de l’action populaire vise à prévenir une potentielle surcharge du système judiciaire. En effet, l’admission généralisée de telles actions pourrait conduire à une multiplication des contentieux, risquant d’engorger davantage des tribunaux déjà saturés. Le Conseil d’État a d’ailleurs souligné cette préoccupation dans son rapport public de 2020, mettant en garde contre les risques d’une judiciarisation excessive de la vie publique.
La conception restrictive de l’intérêt à agir
La jurisprudence a élaboré une conception particulièrement restrictive de l’intérêt à agir, exigeant qu’il soit :
- Personnel : le demandeur doit être personnellement concerné par l’atteinte alléguée
- Direct : le lien entre le préjudice et la situation du demandeur ne doit pas être trop distendu
- Né et actuel : l’intérêt doit exister au moment de l’introduction de l’action
- Légitime : l’intérêt doit être juridiquement protégeable
Cette quadruple exigence constitue un obstacle majeur à la recevabilité des actions populaires. Dans un arrêt de principe du 18 septembre 2008, la Cour de cassation a clairement affirmé que « nul ne peut agir par voie d’action populaire ». Cette position a été régulièrement réaffirmée, notamment dans un arrêt du 26 mai 2016 où la Haute juridiction a rappelé que « l’action attitrée ne peut être exercée que par les personnes auxquelles la loi confère expressément la qualité pour agir ».
Les exceptions légales à l’irrecevabilité : vers une reconnaissance limitée
Malgré la position de principe défavorable à l’action populaire, le législateur français a progressivement introduit des exceptions notables, autorisant dans certains domaines spécifiques des mécanismes qui s’en rapprochent. Ces dérogations témoignent d’une prise de conscience graduelle de la nécessité d’adapter notre système processuel à certains enjeux collectifs.
En droit de l’environnement, une avancée significative a été réalisée avec la loi du 10 juillet 1976, complétée par celle du 2 février 1995, qui reconnaît aux associations agréées de protection de l’environnement la possibilité d’exercer les droits reconnus à la partie civile concernant les faits portant préjudice aux intérêts collectifs qu’elles défendent. L’article L. 142-2 du Code de l’environnement leur confère ainsi une forme d’action collective, bien que strictement encadrée par l’exigence d’un agrément préalable.
Dans le domaine de la consommation, l’action de groupe introduite par la loi Hamon du 17 mars 2014 constitue une autre exception notable. Codifiée aux articles L. 623-1 et suivants du Code de la consommation, elle permet aux associations de consommateurs agréées d’agir en justice pour obtenir réparation des préjudices individuels subis par des consommateurs placés dans une situation similaire. Bien que cette action s’éloigne du modèle pur de l’action populaire – puisqu’elle vise à agréger des préjudices individuels identifiés – elle représente néanmoins une ouverture vers des formes d’actions collectives.
La loi Justice du XXIe siècle du 18 novembre 2016 a étendu ce mécanisme à d’autres domaines, notamment la santé, l’environnement et les discriminations. Ainsi, l’article L. 1143-1 du Code de la santé publique autorise désormais les associations d’usagers du système de santé agréées à exercer une action de groupe en matière de produits de santé.
Le cas particulier des associations et syndicats
Les associations et syndicats bénéficient d’un régime particulier qui leur permet, dans certaines circonstances, de défendre des intérêts collectifs sans tomber sous le coup de l’irrecevabilité pour défaut d’intérêt personnel. Toutefois, ces actions restent strictement encadrées :
- Pour les associations, l’action est généralement subordonnée à un agrément préalable
- L’objet de l’action doit correspondre précisément à l’objet statutaire de l’organisme
- Le préjudice allégué doit porter atteinte aux intérêts collectifs que l’organisme a pour mission de défendre
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette exception. Dans un arrêt du 5 octobre 2006, la Cour de cassation a notamment admis qu’une association pouvait agir pour défendre l’intérêt collectif entrant dans son objet social, tout en rappelant que cette action ne constituait pas pour autant une action populaire au sens strict, puisque limitée à la défense d’intérêts collectifs spécifiques et non de l’intérêt général dans son ensemble.
L’influence du droit comparé et européen sur l’évolution de la position française
La position française restrictive contraste avec celle d’autres systèmes juridiques qui ont adopté une approche plus ouverte à l’égard de l’action populaire. Cette divergence s’accentue sous l’influence croissante du droit européen et des mécanismes juridiques transnationaux, créant une tension qui pourrait progressivement infléchir la position traditionnelle française.
Dans les pays de Common Law, notamment aux États-Unis, les class actions permettent à un ou plusieurs demandeurs d’agir au nom d’un groupe plus large de personnes partageant un intérêt commun, sans que chaque membre du groupe ne doive individuellement démontrer son intérêt à agir. Le système américain admet même, dans certains États, de véritables actions populaires (citizen suits) permettant à tout citoyen d’agir en justice pour faire respecter certaines législations d’intérêt public, notamment en matière environnementale.
Au sein de l’Union européenne, plusieurs pays ont adopté des positions intermédiaires. Le Portugal reconnaît expressément l’action populaire (acção popular) dans sa Constitution depuis 1976, permettant à tout citoyen de défendre des intérêts diffus comme l’environnement ou le patrimoine culturel. L’Espagne admet également l’acción pública dans certains domaines comme l’urbanisme et l’environnement.
Le droit de l’Union européenne exerce une pression croissante en faveur d’un assouplissement de la position française. La directive 2020/1828 du 25 novembre 2020 relative aux actions représentatives visant à protéger les intérêts collectifs des consommateurs impose aux États membres de mettre en place des mécanismes permettant à des « entités qualifiées » d’intenter des actions représentatives pour la protection des intérêts collectifs des consommateurs. Cette directive, qui devait être transposée avant le 25 décembre 2023, constitue une étape supplémentaire vers la reconnaissance de formes d’actions collectives dans l’ensemble de l’Union.
De même, la Convention d’Aarhus sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement, ratifiée par la France, prévoit un accès large à la justice environnementale. La Cour de justice de l’Union européenne a rendu plusieurs arrêts interprétant cette convention dans un sens favorable à l’élargissement de l’accès au juge, notamment dans l’affaire C-240/09 du 8 mars 2011 (Lesoochranárske zoskupenie).
Les résistances et adaptations du système français
Face à ces influences externes, le système juridique français a adopté une position d’adaptation progressive plutôt que de résistance frontale. Plutôt que d’admettre l’action populaire en tant que telle, le législateur a préféré développer des mécanismes alternatifs permettant d’atteindre des objectifs similaires tout en respectant les principes fondamentaux du droit processuel français :
- Le développement des actions de groupe sectorielles
- L’élargissement des prérogatives des associations agréées
- La reconnaissance progressive d’un intérêt à agir élargi dans certains contentieux d’intérêt général
Cette évolution s’est accompagnée d’une réflexion doctrinale sur la notion même d’intérêt à agir. Plusieurs auteurs ont proposé de distinguer l’intérêt personnel classique d’un intérêt « statutaire » ou « collectif » qui justifierait l’action de certaines entités pour la défense d’intérêts dépassant leurs membres. Le Conseil d’État, dans son étude annuelle de 2020 consacrée aux actions collectives, a lui-même reconnu la nécessité d’une évolution prudente mais réelle vers une meilleure prise en compte des intérêts collectifs dans notre système juridique.
Les enjeux contemporains : entre protection judiciaire et risques d’instrumentalisation
La question de l’irrecevabilité de l’action populaire soulève des enjeux contemporains majeurs, notamment face à l’émergence de nouveaux défis sociétaux nécessitant potentiellement des mécanismes de protection juridictionnelle collective. Ces enjeux mettent en tension la préservation des principes traditionnels du droit processuel français et la nécessité d’adapter notre système juridique aux réalités contemporaines.
Les défis environnementaux constituent un premier domaine où la question de l’action populaire se pose avec acuité. Face aux risques écologiques globaux comme le changement climatique ou l’effondrement de la biodiversité, le cadre classique de l’action individuelle fondée sur un préjudice personnel montre ses limites. L’affaire dite du « Siècle« , dans laquelle plusieurs associations ont attaqué l’État français pour inaction climatique, illustre cette tension. Si le Tribunal administratif de Paris a reconnu la recevabilité de cette action dans son jugement du 3 février 2021, c’est au prix d’une interprétation extensive de la notion d’intérêt à agir des associations requérantes, sans pour autant consacrer une véritable action populaire.
Dans le domaine du numérique, l’émergence de préjudices de masse liés aux violations de données personnelles ou aux pratiques des grandes plateformes pose également la question de l’adaptation de notre système processuel. La CNIL a certes vu ses pouvoirs de sanction renforcés par le RGPD, mais l’action juridictionnelle collective reste limitée dans ce domaine. Le règlement européen prévoit pourtant la possibilité pour les personnes concernées de mandater un organisme à but non lucratif pour exercer en leur nom les droits prévus aux articles 77, 78 et 79 du RGPD.
La santé publique constitue un troisième domaine où l’enjeu de l’action collective se manifeste avec force. Les scandales sanitaires récents, comme l’affaire du Mediator ou des implants PIP, ont mis en lumière les difficultés rencontrées par les victimes pour obtenir réparation dans le cadre d’actions individuelles. Si l’introduction de l’action de groupe en santé par la loi du 26 janvier 2016 a constitué une avancée, son champ d’application et ses modalités restent restrictifs comparés à une véritable action populaire.
Les risques d’instrumentalisation et de dérive
Parallèlement à ces besoins légitimes de protection collective, l’ouverture à l’action populaire soulève des préoccupations concernant de potentielles instrumentalisations. Plusieurs risques ont été identifiés :
- Le risque d’une judiciarisation excessive des débats politiques et sociétaux
- La possibilité d’actions abusives visant à nuire à la réputation d’entreprises ou d’institutions
- Le danger d’un engorgement du système judiciaire déjà sous tension
- L’émergence potentielle d’un « marché du contentieux » comme observé aux États-Unis
Ces préoccupations expliquent en partie la réticence persistante du système juridique français à l’égard de l’action populaire. Le Conseil d’État, dans son rapport précité, a souligné la nécessité de trouver un équilibre entre l’ouverture aux actions collectives et la préservation des garanties procédurales fondamentales, notamment le principe du contradictoire et les droits de la défense.
La Cour de cassation elle-même, tout en maintenant sa jurisprudence restrictive, a reconnu dans certaines décisions récentes la nécessité d’adapter l’interprétation de l’intérêt à agir aux nouveaux enjeux sociétaux. Dans un arrêt du 14 septembre 2022, la Haute juridiction a ainsi admis l’action d’une association de protection de l’environnement dans un litige où le préjudice écologique n’était pas directement quantifiable, marquant une évolution prudente mais réelle de sa position traditionnelle.
Vers une réforme mesurée du cadre juridique de l’action collective en France ?
Face aux tensions croissantes entre la position traditionnelle française et les besoins émergents de protection juridictionnelle collective, plusieurs pistes de réforme se dessinent. Ces évolutions potentielles visent à préserver les principes fondamentaux du droit processuel français tout en l’adaptant aux réalités contemporaines.
Une première approche consisterait à développer et perfectionner le mécanisme des actions de groupe sectorielles déjà existantes. L’expérience des premières années d’application de ces dispositifs a révélé certaines limites, notamment leur complexité procédurale et leur champ d’application restreint. Une simplification et une harmonisation des différents régimes d’action de groupe pourraient renforcer leur efficacité sans bouleverser les principes fondamentaux du droit processuel français.
La Commission européenne a d’ailleurs adopté en 2018 une proposition de directive relative aux actions représentatives dans le domaine de la protection des intérêts collectifs des consommateurs, visant à harmoniser les mécanismes d’action collective au sein de l’Union. Cette directive, finalement adoptée en 2020 (directive 2020/1828), doit être transposée par les États membres, ce qui pourrait constituer une opportunité pour la France de revoir son approche des actions collectives.
Une deuxième piste consisterait à élargir prudemment la notion d’intérêt à agir dans certains contentieux d’intérêt général. Sans aller jusqu’à consacrer une véritable action populaire, le législateur pourrait reconnaître un intérêt à agir élargi pour certaines catégories de requérants dans des domaines spécifiques comme l’environnement, la santé publique ou la protection des données personnelles. Cette approche a déjà été partiellement adoptée en matière d’urbanisme, où l’intérêt à agir, bien que non supprimé, est interprété de manière plus souple.
Une troisième voie pourrait consister à développer des mécanismes alternatifs de protection des intérêts collectifs, notamment en renforçant les pouvoirs des autorités administratives indépendantes et en améliorant leur coopération avec le système judiciaire. Le modèle du Défenseur des droits, qui peut intervenir dans certaines procédures judiciaires, pourrait être étendu à d’autres domaines, créant ainsi une forme d’action publique intermédiaire entre l’action populaire et l’action individuelle classique.
Les propositions doctrinales et institutionnelles
La doctrine juridique française a formulé plusieurs propositions novatrices pour faire évoluer notre système. Certains auteurs suggèrent de distinguer plus nettement l’intérêt à agir et la qualité pour agir, permettant ainsi de reconnaître à certaines entités une qualité légale pour défendre des intérêts collectifs sans exiger la démonstration d’un intérêt personnel. D’autres proposent d’introduire une forme d’action en déclaration de droit (declaratory judgment) inspirée des systèmes anglo-saxons, permettant de faire constater l’illégalité d’une situation sans nécessairement demander réparation d’un préjudice personnel.
Sur le plan institutionnel, le Conseil d’État a proposé dans son étude annuelle de 2020 plusieurs pistes d’évolution, notamment :
- La création d’un socle procédural commun pour les différentes actions de groupe
- L’élargissement prudent du champ des entités habilitées à exercer ces actions
- L’amélioration des mécanismes de financement des actions collectives
- Le renforcement des pouvoirs du juge dans la gestion de ces procédures complexes
Le Parlement s’est également saisi de cette question. Une proposition de loi visant à instaurer une action de groupe en matière environnementale a été déposée en 2021, et plusieurs rapports parlementaires ont souligné la nécessité de faire évoluer notre système d’actions collectives pour répondre aux défis contemporains.
Ces différentes propositions témoignent d’une prise de conscience croissante de la nécessité d’adapter notre système processuel aux enjeux collectifs contemporains, tout en préservant ses principes fondamentaux. Si l’action populaire stricto sensu demeure irrecevable en droit français, les évolutions en cours suggèrent une ouverture progressive vers des formes d’actions collectives plus efficaces et mieux adaptées aux réalités contemporaines.